Paul Garde

Le discours balkanique. Des mots et des hommes

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Le Courrier des Balkans invite ses lecteurs à rencontrer Paul Garde dans le cadre de la « journée du CdB », le samedi 12 février à Arcueil.

Par Jean-Arnault Dérens

Quelles communautés humaines appelle-t-on une nation, un peuple, une ethnie ? Qu’entend-on par « autodétermination des peuples », « nettoyage ethnique », « langue serbo-croate » ? Quels groupes d’hommes sont nommés Bosniaques, Macédoniens, Valaques ?

En posant ces questions simples, mais essentielles, Paul Garde vient de faire œuvre très utile. Le linguiste publie en effet une longue mise au point sur quelques concepts essentiels : les noms nationaux, les langues, les régions, les religions, les origines nationales (l’obsession balkanique des « ancêtres »), les États, etc.

Le public occidental, notamment français, est trop habitué à considérer comme synonymes des concepts comme ceux de « citoyenneté » et de « nationalité », alors qu’il s’agit de deux notions bien différentes dans le monde ex-yougoslave (comme, du reste, dans le monde ex-soviétique) : il n’existe pourtant pas d’« albanophones », mais bien des Albanais de Macédoine ! Ce même public occidentala souvent du mal à distinguer entre État, peuple et nation. Le terme même d’ethnie, bien galvaudé, manque d’une définition précise et a souvent été utilisé à contre-emploi.

La méthode prudente de Paul Garde consiste à partir de ce que les mots veulent dire pour ceux qui les emploient - au lieu d’essayer de faire entrer de force les réalités balkaniques dans des moules conceptuels élaborés ailleurs. Cette démarche inductive permet d’exposer simplement certains points essentiels des réalités balkaniques, souvent perçus comme obscurs.

À la lecture de ce riche ouvrage, sérieux, documenté, on reste un peu déçu de quelques lacunes, de quelques chapitres trop vite refermés. Par exemple, Paul Garde ne parle presque pas des Rroms : une seule page leur est consacrée, alors qu’ils représentent pourtant plusieurs centaines de milliers d’individus dans les républiques d’ex-Yougoslavie, plusieurs millions dans les Balkans « au sens large ». On aurait aussi souhaité que l’auteur en dise plus sur les contrastes identitaires internes au monde albanais, entre Guègues et Tosques, entre catholiques, orthodoxes, musulmans sunnites et bektashis, entre Albanais d’Albanie et Kosovars. Cependant, le monde slave reste son principal domaine de compétence.

Paul Garde a souvent été critiqué dans les années 1990 pour des positions perçues comme « pro-croates ». Ce livre vaut mise au point, quand l’auteur analyse finement les constructions de l’identité nationale croate, quand il revient sur ce que les linguistes continuent à définir comme une langue serbo-croate. Cependant, on aurait souhaité que le linguiste, justement, s’attarde davantage sur les tentatives de créer une novlangue « pure croate », développées à Zagreb depuis l’indépendance de la Croatie : pas pour « juger », mais pour évaluer si la greffe a pris et dans quelle mesure.

Malgré ces limites, cet ouvrage demeure éminemment précieux, et doit être lu par tous ceux qui s’intéressent aux Balkans, notamment par ceux qui avaient, parfois, critiqué les précédents ouvrages de Paul Garde. Au final, on s’accordera avec l’auteur pour estimer que « dénoncer les illusions forgées par les nationalismes, et dénoncer les horreurs qui en découlent, ne doit pas conduire à sous-estimer les identités nationales ». Cependant, le débat reste ouvert sur un point essentiel : le modèle occidental de l’État-nation, dans ses différentes variantes (ce que l’on appelle souvent l’État-nation « à la française » ou « à l’allemande »), est-il universel et représente-t-il un « point de passage » obligé pour toutes les sociétés humaines ?

Jusqu’à présent, les nombreuses tentatives visant à copier dans les Balkans des modèles nationaux élaborés ailleurs et à d’autres époques ont surtout conduit à la naissance de monstres politiques.